‹ Retour au blogue

Le filet social des artistes : résumé des fondements soulevés

Le lundi 9 juin 2025 a eu lieu une table ronde sur le filet social des artistes. Cette rencontre, dont nous avions expliqué le contexte de sa tenue sur cette page, s’est tenue en amont de l’assemblée générale de Culture Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches et a eu lieu au Bureau des artistes du littoral (BAL), à Lévis. 

Les participants, Martine D’Amours (sociologue et professeure associée à l’Université Laval), David Lavoie (gestionnaire culturel) et Mélissa Verreault (écrivaine, traductrice et enseignante), ainsi que l’animateur Jean-Michel Girouard (comédien et vice-président de l’UDA), ont discuté de la nécessité d’un filet social pour les artistes face à la précarité de leurs revenus, explorant les raisons, les formes possibles et les principes essentiels d’un tel système, en s’inspirant de modèles étrangers et en considérant le contexte actuel favorable. La discussion a souligné l’importance de la reconnaissance du travail artistique, d’une protection sociale adaptée (incluant un seuil d’accès bas, une contribution partagée (entre l’artiste et l’entité qui donne le travail) ainsi que la reconnaissance du travail invisible), et de l’implication des associations et des instances politiques pour faire avancer ce dossier crucial pour la viabilité du métier d’artiste et la valorisation de leur rôle dans la société.

En voici donc un résumé.

Le pourquoi d’un filet social (point de vue d’artiste)
Mélissa Verreault a expliqué que le filet social est essentiel pour la sécurité et la stabilité des artistes, souvent confrontés à des revenus irréguliers. Bien qu’elle exerce diverses activités liées à l’écriture, elle doit accepter des tâches alimentaires qui s’éloignent de ses aspirations artistiques profondes par manque de temps et d’espace. Elle a souligné la difficulté de demander des bourses pour des activités essentielles à la démarche artistique mais non directement productives, comme la lecture ou la prise de temps pour la réflexion. « Lorsqu’on fait une demande de bourse, de subvention, c’est toujours relié à un projet concret qu’on doit défendre. C’est un grand privilège de pouvoir demander des bourses, mais chaque fois on doit faire la démonstration de ce qu’on doit apporter concrètement comme retombée. Juste être, exister, pour un artiste, ne peut pas faire partie de la démarche, alors qu’on a besoin de temps pour se déposer. » En conséquence, Mélissa Verreault revendique une forme de revenu universel garanti, bénéfique pour les artistes et l’ensemble de la population, permettant de dégager du temps sans justification constante, car le processus de demande de financement est chronophage. Elle conclut en soutenant que l’absence de filet social empêche la création de nombreuses œuvres, car les artistes sont contraints d’accepter des emplois pour subvenir à leurs besoins.

Le contexte actuel et le momentum
David Lavoie a exposé la situation actuelle, marquée par un momentum favorable à l’amélioration du filet social, initié et révélé par la pandémie : « Pour une première fois, les artistes ont été considérés comme les autres travailleurs et ont eu accès à la PCU. À ce moment-là, eux-mêmes se sont considérés comme des travailleurs comme les autres. Et, tout à coup, ils ont eu envie d’être considérés sur le même plan que les autres travailleurs. » 

Cette reconnaissance a contribué à une prise de conscience de la fragilité du secteur culturel et à une volonté d’améliorer les conditions de pratique. Il a mentionné des initiatives récentes telles que le plan d’action de Compétence Culture, le rapport du comité sénatorial et les déclarations politiques qui convergent vers la nécessité d’agir. David Lavoie a partagé son engagement personnel sur le sujet, notamment via le comité de culture de Québec Solidaire et des discussions avec les associations du milieu, révélant un intérêt mais aussi une certaine méfiance et des niveaux d’engagement variables. Son expérience personnelle suite à son départ du FTA l’a rapproché des milieux politiques, où il a perçu un intérêt pour faire avancer le dossier aux niveaux provincial et fédéral. Il a souligné que la réforme de l’assurance-emploi annoncée par le Parti libéral pourrait être un catalyseur, bien qu’elle ne soit pas une solution globale. Il a également noté le rôle des mobilisations dans les arts vivants et la prise de parole conjointe, avec Simon Brousseau, dans les médias (trois lettres ouvertes ont été publiées) comme des facteurs ayant contribué à mettre en lumière ces enjeux.

  • Les formes possibles du filet social et les modèles étrangers

Martine D’Amour a d’abord défini la protection sociale comme l’ensemble des régimes publics visant à protéger la situation économique des individus et des familles en cas de perte de revenus. Elle a précisé que les artistes ont un accès limité à cette protection, particulièrement en tant que travailleurs indépendants. Elle a présenté les conclusions d’une recension de modèles étrangers de protection sociale pour les artistes créateurs, soulignant que si certains pays européens ont adapté leurs régimes avec une présomption de salariat pour certains artistes (audiovisuel, scène), la situation est plus précaire pour les auteurs, les artistes des métiers d’art et les plasticiens. Elle a identifié plusieurs difficultés persistantes dans les modèles étudiés, notamment les conditions d’accès restrictives basées sur les heures ou les revenus, le faible niveau des indemnités, le coût élevé des cotisations pour les travailleurs indépendants qui doivent payer la double part (celle de l’employée et celle de l’employeur), la fragmentation des régimes selon les types de contrats artistiques, et l’inadéquation de l’assurance-chômage qui exige la recherche d’emploi, ce qui est incompatible avec la pratique artistique.

  • Quatre principes pour un filet social adapté
    Martine D’Amour a exposé quatre principes essentiels dégagés d’une recherche avec des artistes du Nouveau-Brunswick pour concevoir un filet social adapté :
    – un seuil d’accès aux prestations suffisamment bas (contrairement à l’exemple français pour les auteurs)
    – une contribution financière partagée où l’artiste ne paie pas 100% des cotisations (citant l’exemple allemand où le gouvernement et les acheteurs de travail paient 20% et 30% de la part « employeur »)
    – la reconnaissance du travail invisible de l’artiste (idéation, formation, réseautage)
    – la transférabilité des régimes qui doivent suivre la personne à travers ses multiples engagements.

  • Pistes de solutions et réflexions
    Martine D’Amour a suggéré de commencer par améliorer le régime des rentes du Québec et le régime de pension du Canada, car ils appliquent déjà les principes de seuil d’accessibilité bas et de portabilité. Elle a évoqué le régime particulier d’assurance-emploi pour les pêcheurs au Nouveau-Brunswick, basé sur le revenu gagné et non sur les heures travaillées, comme un exemple potentiel. Elle a mis en garde contre certaines formes de revenu minimum garanti qui pourraient être moins intéressantes et a souligné les limites et les risques d’importer tel quel le régime des intermittents du spectacle français, notamment en raison de la fragmentation des contrats et du financement par d’autres secteurs. Elle a ensuite posé des questions cruciales à considérer pour la conception d’un filet social : les conditions d’accès, le niveau de remplacement du revenu, les types de revenus pris en compte, la durée maximale des prestations, les modalités de financement et la pertinence d’un régime d’exception pour les artistes ou d’un régime plus large pour les travailleurs précaires. Elle a insisté sur la spécificité de certaines activités artistiques (pratique physique intensive) tout en reconnaissant des points communs avec d’autres formes de travail précaire.
  • Évolution du milieu artistique et nécessité du filet social Jean-Michel Girouard a apporté une perspective historique, notant un changement de paradigme depuis le début des années 2000, passant d’une perception d’élitisme à une atomisation des organisations artistiques avec des financements de projets plus petits et un fonctionnement moins bien soutenu. Il a souligné que dans ce contexte de précarisation accrue, l’amélioration du filet social est essentielle pour rendre le métier d’artiste viable. Il a perçu une acceptabilité sociale croissante de l’idée que les artistes devraient avoir accès à la sécurité sociale.

  • Effets tangibles des modèles existants et évolution du travail
    Martine D’Amour a indiqué n’avoir pas vu de documentation spécifique sur les effets des modèles de protection sociale sur la perception et la légitimité des artistes. Elle a cité l’analyse de Pierre Michel Menger qui montre que la précarité et le travail par projet, autrefois spécifiques au milieu artistique, sont devenus un modèle dominant dans d’autres secteurs en raison des stratégies patronales. Elle a souligné que les artistes ont été en quelque sorte à l’avant-garde de cette évolution du travail, rejoignant une catégorie croissante de travailleurs indépendants solo, souvent dans des activités créatives et expressives, confrontés à un manque de protection sociale et de représentation collective. Elle a insisté sur le fait que ces travailleurs ressemblent davantage à des travailleurs précaires qu’à des entrepreneurs prospères, remettant en question la vision traditionnelle du travail autonome . Elle a rappelé que l’UNESCO a demandé dès 1980 aux États membres d’accorder aux artistes une protection sociale adaptée et le droit à la représentation collective.
  • Question de la Surpopulation d’Artistes
    Devrait-on craindre une surpopulation d’artistes si un filet social plus solide était mis en place, remettant en question l’idée d’une « loi de la jungle » dans le milieu artistique? On ne peut pas dire qu’il y a trop d’artistes. Martine D’Amour distingue quant à elle les artistes amateurs des professionnels, suggérant une réflexion sur les critères de professionnalisation qui pourraient influencer l’accès au filet social. Elle a estimé que le risque de voir des non-artistes profiter du système existe dans tous les systèmes de protection sociale, mais que ce n’est pas une raison pour limiter le nombre d’artistes. Elle a souligné que tout le monde a un fond artistique, mais que cela ne signifie pas une vocation à une carrière artistique. Elle a suggéré qu’un meilleur filet social pourrait réduire certaines demandes de bourse motivées par le besoin de subsistance en attendant de trouver un autre emploi.

  • Le leadership nécessaire pour avancer
    David Lavoie a abordé la question du leadership pour faire avancer le dossier du filet social, soulignant le rôle fondamental des conseils régionaux de la culture (CRC) dans l’éducation et la définition d’un vocabulaire commun. Il a insisté sur la nécessité de cartographier les réalités des différentes disciplines artistiques et les dispositifs existants, car affirmer qu’il n’y a pas de filet social est une simplification excessive. Il a mentionné des exemples de solutions existantes au niveau des associations disciplinaires (comme le fonds d’urgence de l’UDA) et a plaidé pour une responsabilisation des employeurs. Il a souhaité que Compétence Culture joue un rôle de concertation globale et de cartographie, mentionnant un vote récent de leur part pour chercher le financement nécessaire. Il a noté un manque de sentiment d’urgence malgré une volonté d’agir, et a souligné l’importance d’avancer avant la réforme de l’assurance-emploi pour éviter d’aboutir à des résultats mineurs. Sa grande crainte est le manque de consensus au sein des milieux artistiques pour faire entendre une voix commune. Il a rappelé le rôle des associations disciplinaires et des CRC dans ce processus de mobilisation et de cartographie, appelant à une responsabilité partagée de tous les acteurs concernés.

  • Importance du temps consacré et déconstruction sociale
    Martine D’Amour a ajouté qu’une étude de l’OCCQ a montré un découplage entre le temps consacré à l’activité artistique et les revenus générés. Elle a insisté sur l’importance de reconnaître et de valoriser le temps consacré à la création. Elle a plaidé pour une déconstruction sociale de l’idée que le travail artistique, parce qu’il est aimé, devrait être payé par la pauvreté et le manque de protection, comparant cela à d’autres professions aimées mais bien rémunérées (comme les joueurs de hockey). Elle a souligné la prise de conscience de la valeur de l’art pendant la pandémie et la nécessité de maintenir cette reconnaissance en utilisant le momentum du débat sur le filet social . Elle a mentionné le rôle des regroupements syndicaux et du front commun pour une action concertée.
  • Sécurité financière et filet social pour les artistes
    Jean-Michel Girouard a soulevé l’importance d’un filet social pour les artistes, soulignant les avantages potentiels en termes de santé mentale et physique en réduisant l’insécurité économique. Il a mentionné que sécuriser le revenu des gens a déjà démontré des effets positifs sur la santé mentale et physique. Ils ont aussi insisté sur la nécessité de changer la perception de la société envers les artistes et de reconnaître leur travail à sa juste valeur.

  • Difficultés et solidarité dans le milieu artistique
    Lily Thibodeau, dans l’assistance, a exprimé que de nombreux artistes ne se sentent même pas importants et sont résignés à leur état de précarité. Ils ont souligné le manque de temps et d’énergie pour se battre pour de meilleures conditions en raison des exigences de leur pratique artistique. Lily Thibodeau a aussi noté un manque de solidarité parmi les artistes en situation de survie, où l’acceptation de salaires de misère par certain.e.s nuit à l’ensemble de la profession. Ils ont insisté sur la nécessité d’une éducation pour renforcer la solidarité à long terme.
  • Remise en question du modèle de financement actuel
    Une potentielle remise en question du modèle actuel de subvention et de ses avantages et inconvénients a été interrogé. Les intervenants de la table ont répondu qu’ils ne remettaient pas en question le système de financement public, mais souhaitent le voir davantage axé sur la qualité et l’excellence plutôt que sur l’innovation ou des zones floues. Ils ont déploré que l’art semble parfois secondaire par rapport à des critères de gouvernance ou de diffusion dans l’évaluation des demandes de financement.
  • Valorisation sociétale et statut de l’artiste
    La question de savoir si l’implantation d’un filet social est utopique sans une valorisation préalable des artistes dans la société a été soulevée. Il existe déjà une reconnaissance de l’artiste et de leur statut au Québec, mais que l’acceptabilité sociale de l’amélioration de leurs conditions de pratique est en jeu. Les membres de ta table ronde ont suggéré que l’accès à un filet social pourrait en soi être une forme de reconnaissance qui valoriserait les artistes aux yeux de la société. L’importance d’impliquer le public des arts comme allié a été soulignée.

Christian Robitaille, en conclusion de la table ronde, a identifié des opportunités d’action avec l’engagement du gouvernement fédéral et les élections provinciales à venir. Il annoncé que le CRC mettrait ce sujet en haut de son plan d’action et organiserait des événements pour assurer une dimension régionale à la discussion sur le filet social, reconnaissant la concentration des discussions à Montréal et ne souhaitant surtout pas que les réalités régionales échappent à la discussion.

Bibliographie


Biographie des intervenants

David Lavoie
est gestionnaire culturel, animé d’un vif intérêt pour les stratégies organisationnelles et sectorielles. Il est depuis juin 2023 à la direction générale de Les Arts et la Ville. Il a dirigé le Festival TransAmériques pendant douze ans, après avoir cofondé le théâtre Aux Écuries et dirigé plusieurs compagnies de création. Il a siégé à de nombreux conseils d’administration, dont ceux de Culture Montréal, du Partenariat du Quartier des spectacles et du Conseil québécois du théâtre. Formé en administration à HEC Montréal et en diplomatie internationale à l’ÉNAP, il s’intéresse aux approches systémiques et au développement artistique et culturel à l’échelle nationale et internationale. Il est actuellement président de la Caisse de la culture Desjardins et d’Écoscéno, un organisme engagé dans la transition écologique du milieu culturel.

Martine D’Amours est sociologue et professeure associée (retraitée) au Département des relations industrielles de l’Université Laval. Elle est membre régulière du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) et du Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS).  Ses principaux intérêts de recherche portent sur les mutations de l’emploi, en particulier sur les nouvelles configurations de la relation d’emploi (sous-traitance, travail indépendant, intérim et autres formes de salariat atypique), et sur les enjeux que cela pose en matière de protection sociale, d’action et de représentation collective des travailleurs et travailleuses concernés.

Née en 1983, Mélissa Verreault est romancière, nouvelliste, poète, traductrice littéraire, illustratrice, chargée de cours en création littéraire et en traduction à l’Université Laval, animatrice et maman de triplées. Elle a entre autres fait paraître les romans Voyage léger (finaliste au Prix France-Québec 2012) et L’angoisse du poisson rouge (finaliste au Prix des libraires 2015). Elle a par ailleurs signé les versions françaises de plusieurs romans anglophones, dont Partie de chasse au petit gibier entre lâches au club de tir du coin (Megan Gail Coles) pour lequel elle a reçu le Prix du Gouverneur général 2022 en traduction. Son dernier roman, La nébuleuse de la Tarentule, est paru chez XYZ en 2024 et son prochain livre, Maman Cheval, un roman graphique dont elle signe aussi les dessins, verra le jour chez le même éditeur à l’automne 2025.

Vous pourriez vous intéresser à ceci :